Présentation À rebours d’une vision enchantée du savant guidé par ses seules intuitions et tout entier animé par la découverte de la vérité, le chercheur en sciences sociales est – par la nature même de sa démarche de connaissance – pris dans une multitude de relations d’interdépendance (avec son institution de rattachement, avec ses financeurs, avec ses enquêtés, avec les comités d’édition). Celles-ci contraignent, bornent et parfois entravent sa liberté d’investigation, d’analyse et d’écriture. Aujourd’hui, sans doute par un effet conjugué de la managérialisation et de la judiciarisation des sociétés, les contingences de la recherche en sciences sociales se formalisent de façon très explicite, contractuelle, sous le jour de chartes d’éthique, de rapports d’activité, d’ordres de mission, de livrables, de demandes d’autorisation, etc. Prise entre de nouvelles exigences – la rentabilité et la sécurité juridique par exemple –, l’activité des chercheurs en sciences socialesne doit plus répondre simplement à des logiques strictement scientifiques mais satisfaire aussi à des injonctions en termes de responsabilité, de déontologie, d’utilité… La réponse à ces injonctions renvoie à des dilemmes d’autant plus problématiques que le « terrain » a pris une place prépondérante dans une partie des sciences sociales (Bensa et Fassin, 2008 ; Arborio et Fournier, 2015 ; Leroux et Neveu, 2017), particulièrement depuis le tournant ethnographique des années 1990. Celui-ci a ouvert de nouveaux objets à une investigation toujours plus attentive à saisir les pratiques sociales en situation, tout en élevant peu à peu les exigences de vigilance épistémologique. De même, la généralisation des techniques de l’information et de la communication a ouvert, de la part d’entreprises commerciales, tout un volet d’enregistrement de traces des pratiques des acteurs sociaux à leur insu pour anticiper leurs conduites et chercher à les infléchir. Ces manières, formellement voisines de certaines pratiques des sciences sociales, créent la confusion et obligent les chercheurs à composer avec des réticences et des préventions d’acteurs sociaux contre l’enquête en sciences sociales quelle qu’elle soit. La dernière décennie a même vu s’exprimer des revendications à un droit à l’enquête pour les chercheurs (Laurens et Neyrat, 2010). En proposant de mobiliser le terme de surveillance pour caractériser le contexte de travail du chercheur, l’objectif de ce colloque est d’identifier et mettre en débat les diverses contraintes qui s’exercent désormais sur leur métier. L'enquêteur en situation de surveillance fait face à des réalités d’hétéronomie sur les enquêtés, l’enquête et l’écriture, pouvant engendrer des difficultés, voire des effets de censure pas toujours conscients sur le travail de recherche.
Si la surveillance est inhérente à tout terrain d’enquête, sa forme, sa mise en pratique, son intensité varient selon les objets d’étude et les configurations sociopolitiques. Il peut s’agir de terrains dans des contextes autoritaires, d’occupation (Romani, 2016), de révolution et de transition (Catusse, Signoles et Siino, 2015), ou en contextes dits démocratiques confrontés à une restriction des libertés publiques, y compris de type institution publique ou organisation productive (les entreprises voulant contrôler leur image n’hésitent plus à engager des poursuites contre les chercheurs accusés de les écorner). Dans ce type de situation, tant le chercheur que l’enquêté sont exposés à des modes de surveillance et à des rétorsions juridiques dès lors qu’ils rompent avec la représentation que les institutions veulent donner d’elles-mêmes. Échapper à la dimension conflictuelle de ses recherches surveillées se révèle parfois difficile, surtout sur des terrains d’enquête aux forts enjeux électoraux pour les pouvoirs publics, tels que ceux où se jouent des phénomènes de déviance et de délinquance (Boucher, 2015). Ainsi, ces terrains dits « sensibles » (et d’une certaine manière, un nombre croissant de terrains devient « sensible ») constituent une occasion de décrire et d’analyser les dispositifs de surveillance en tant que tels, leur façon de se déployer, mais aussi les stratégies et les « ruses » visant à les contourner. Ces dispositifs sécuritaires ont recours à des formes et registres plus ou moins formalisés (pouvant aller jusqu’à la filature, au filmage, au piratage de données informatiques, à l’interpellation, à l’imposition d’un tiers accompagnateur, etc.). Ils peuvent être mobilisés pour entraver l’enquête si les « lignes rouges » sont considérées comme franchies par les autorités de tutelle : interdiction d’enquêter sur certaines institutions ou groupes sociaux, ethniques ou religieux, pressions pour ne pas aborder certaines questions, entraves pour accéder à certaines zones géographiques ou terrains « à risque », dissuasion de collecter certains types de données perçues comme « sensibles ».
La situation de surveillance n’émane pas seulement du terrain, mais aussi des particularités de l’objet d’étude, qualifié comme sensible, et la simple présence du chercheur peut déclencher à tout le moins une « surveillance » de la part des enquêtés. C’est le cas de la recherche sur certains objets tels que les institutions sécuritaires (armée, police (Chauvenet et Orlic, 1995), officines de renseignement), le nucléaire (Fournier, 1996), l’assurance maladie (Masson, 2011), ou encore les minorités ethno-religieuses (musulmane, évangéliste, sectes, etc.). Au-delà du caractère étatique, d’autres objets en apparence moins « chauds » peuvent aussi être le théâtre de la surveillance, tels que les conditions de travail dans les entreprises privées, les industries à risques (Bourrier, 2010), l’industrie pharmaceutique (Fournier, Lomba et Muller, 2016), les partis politiques (Bizeul, 2003), les syndicats ou les établissements scolaires. Par-delà l’objet sensible, c’est parfois la manière d’en traiter qui déclenche des pressions en faveur d’un traitement à distance ou sous des conditions posées par un gate-keeper. L’enquêteur peut susciter en lui-même des méfiances du fait de son statut social, de son genre, de son apparence physique, de ses préférences philosophiques, politiques et religieuses ou de son exposition dans l’espace public, et être ainsi sujet à une surveillance par les enquêtés, voire à une instrumentalisation. Le regard du savant est négocié, avec des contreparties pouvant aller jusqu’à un droit de regard a posteriori sur l’analyse, voire au cours même de l’enquête. Enfin, ces situations de surveillance peuvent aussi procéder de l’institution scientifique elle-même et être le fait de ceux qui se donnent pour mission de protéger les enquêtés contre des usages malveillants des informations données (chartes déontologiques, comités d’éthique, procédures de déclaration à la CNIL, etc.) (Cefaï et Costey, 2009 ; El Miri et Masson, 2009), comme de ceux qui se donnent pour mission de protéger les enquêteurs contre les travers de la juridicisation de la société (fonctionnaires sécurité/défense, tutelles académiques, directions des laboratoires, etc.). Ces surveillances prennent ainsi diverses formes de mise en administration où les chercheurs se conforment à des normes conditionnant l’octroi de financements de leurs projets mais limitant leur liberté d’enquête (Laurens et Neyrat, 2010).
Ces dispositifs de surveillance affectent enfin le chercheur dans les différentes phases de l’écriture scientifique : formulation du projet, élaboration du questionnaire d’enquête ou du guide d’entretien, compte rendu des observations de terrain, restitution des résultats, rédaction d’articles ou d’ouvrages et prises de parole publique et médiatique. L’élaboration du cadre d’enquête en amont comme l’analyse de données de terrain en aval, se confrontent à des « influences » variées des pairs, englobant des normes éthiques plus ou moins explicites sur les façons d’enquêter, ou des normes quasi politiques pour considérer des sujets à forts enjeux sociaux. Le chercheur peut être amené à s’autocensurer, s’auto-protéger et/ou s’autolimiter dans des démarches non conformes à l’évolution d’une discipline, voire d’une sous-discipline, compte tenu d’un statut personnel non conforme à un terrain (trop « proche », trop « militant », ou au contraire trop « éloigné »), ou sur un projet de publication perçu comme illégitime ou non conforme à des classements spécifiques (Hanafi, 2012). Au-delà, les chercheurs en sciences sociales, ne disposant pas du monopole à dire le social, se trouvent en concurrence avec l’ensemble des producteurs professionnels de représentations de la société (journalistes, acteurs politiques, écrivains, photographes, etc.) (Becker, 2009) sur la signification de phénomènes sociaux (l’interprétation d’indicateurs statistiques ou la portée d’une actualité). Chacun défend le « mandat » propre de son groupe professionnel. Ainsi, sur de mêmes objets, les différences dans la réception des travaux induisent une forme implicite de répartition du travail d’analyse de la société, s’imposant aux chercheurs. Cette division du travail d’interprétation délimite, par exemple à propos de l’enfance, ce qui relève du naturel plutôt que du social et donc à qui revient habituellement la parole autorisée sur le sujet (Lignier, Lomba et Renahy, 2012). Le contrôle scientifique des objets d’étude s’opère pour finir via les financements de plus en plus ajustés à des logiques managériales, des financeurs contractuels pouvant avoir un droit de regard sur la publication et le partage des données. En effet, cette diffusion peut être réévaluée à l’aune, d’une part, de leur « rentabilité » ou de leur utilité au service des gouvernants et, d’autre part, du risque de poursuites judiciaires, d’arrestation, d’expulsion ou de mise en danger des sources et des informateurs (Castoldi, Mohammed et Vadillo, 2015). Ces contrôles sont susceptibles de remettre en cause à terme le recours aux méthodes ethnographiques ou qualitatives dans les recherches de sciences sociales. |